Les baobabs et les enfants que nous étions

Article : Les baobabs et les enfants que nous étions
Crédit: Photo de E. Diop via Unsplash
7 juillet 2022

Les baobabs et les enfants que nous étions

Une tortue. Je vois toujours cette image à chaque fois que je pense à elle ; celle d’une vieille tortue toute ridée. Des yeux légèrement étirés qui évoquent faussement le calme et la gentillesse. Je me rappelle la tortue et les baobabs de mon enfance.

Dans mes souvenirs, son visage ridé m’avait toujours fait penser aux schémas des cours d’eau dans nos cahiers. L’eau, c’était sa sueur. Elle perlait de son front vers toutes les parties de son visage, et son menton toujours humide ; source, ruisseau, torrent, affluent, embouchure…

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Peut-être était-ce sa peau souffreteuse, en manque de mélanine qui pleurait. La dame faisait souffrir sa peau, luttant contre la vieillesse qu’elle ne semblait pas accepter.

Arrachés à nos jeux, à nos vies, mes camarades et moi souffrions aussi. Nous l’aimions, elle, notre enseignante, autant que nous aimions l’école. L’école, nous l’aimions loin. Elle, nous l’aimions absente.

Elle avait accusé Yokaeli d’avoir éraflé la voiture « CD » de madame Agnès, l’expat. Un jour, elle m’avait fait pleurer. M’avait-elle frappé ? Je ne sais plus. Elle disait : « Vous me remercierez plus tard, quand vous serez grand ». J’attends toujours de grandir. Ce jour-là, j’étais rentré chez moi. J’avais tout d’un coup trouvé le courage. Je suis rentré seul chez moi. J’ai connu la voie. Les baobabs ne m’ont pas fait peur. J’ai su faire la différence entre les carrefours…  Ma mère m’avait ramené à l’école.

Depuis ce jour, l’enseignante m’avait remarquée. Nos sentiments, m’a-t-il semblé, étaient devenus réciproques. Elle m’aimait. Loin.

Nous allions et revenions ensemble de l’école. Nos trajets étaient des sentiers entre des champs de maïs et de maniocs. Quelques fois d’arachides. Une réserve administrative qu’on mettait à profit. Il y avait dans la réserve d’immenses baobabs qui surplombaient tout le paysage. Nous les aimions. Entre quatre champs, il y avait bien souvent des sacrifices déposés de très bon matin ; des galettes, de l’huile de palme, des collas, du sang et de l’argent ; pour nous, des suppléments d’argent de poche. L’argent, c’était occasionnellement des billets, puis, des pièces de 100 francs, 50 francs, 10 francs, puis, plus rien. La crise a dû visiter les dieux.

Des enfants et des baobabs
Des enfants et des baobabs | Image : ANTONI SOCIAS par Unsplash

Chemise blanche, culotte kaki, les écoliers que nous étions arrivions à l’école le matin. A 7h30, il y avait religion. « J’ vous salue Maaaarie… » Nous ânonnions les mêmes phrases tous les matins sans en saisir le sens. Nous le faisions devant la photo d’un homme blanc et mort. Je me rappelle que je me demandais pourquoi il avait pour nom des mots du dictionnaire. Il s’appelait Salle, LaSalle, DeLaSalle.

Après l’école, les baobabs nous accueillaient.  Nous allions cueillir ce qu’on appelle en français « pain de singe », les fruits du baobab. Nos pains avaient d’autres formes. Il n’y avait pas de singes dans les parages. Même lorsque nous parlions français, nous l’appelions « alangba ». Nous n’en n’étions pas conscients mais nous aimions les baobabs.

Alangba
Fruit du baobab | Photo : Achrafpictures via Iwaria

En ces jours-là, le pouvoir changeait de main. Partout dans la ville, il y avait des histoires d’enfants qui disparaissaient, des corps non-entiers qu’on découvrait. Nos mères avaient décidé. Il nous fallait nous séparer des baobabs. Les consignes étaient claires ; faire le grand détour, ne pas passer par les sentiers de la réserve. La contourner.

Pourtant, les baobabs nous appelaient. Nous, nous continuions à répondre. Nous continuions à cueillir nos alangbas, à les ramasser en dessous des arbres, à nous gratter la peau lorsque nous étions imprudents, à jouer à la guéguerre avec des tiges de manioc…

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Un soir où nous étions sortis un peu plus tôt que prévu de l’école, nous avions décidé d’honorer les baobabs avant de rentrer, ceux qui étaient ceints, en blanc, en rouge et ceux qui ne l’étaient pas. Ceux sous lesquels il y avait des sacrifices et tous les autres.

J’étais derrière, l’aîné N’fetiga et les autres étaient devant. L’un d’entre nous, je ne sais plus qui, avait crié : « Un homme sous le baobab, il a une machette, elle brille ! ». L’adage ne fait-il pas des derniers les premiers ? J’étais le premier. J’ai rapidement couru pour sortir de la réserve, les autres m’ont suivi. Etions-nous un peu trop sur nos gardes ? Avions-nous mal vu ? Nous sommes restés en vie pour en douter…

Nous avions couru | Photo : Turibamwe via Iwaria

Que sont devenues les baobabs et les enfants que nous étions ? Les baobabs ont été avalés par la ville qui croissait. Les baobabs ont disparu, presqu’entièrement. Que sont devenus les camarades ? Yendoube, N’fetiga, Yokaeli, Marcellin, Yokè…

Yokè a vieilli de la vieillesse du vin. Je la regarde et je suis vieux. Yendoube a choisi de faire des hommes, de les élever pour les offrir au monde en lumières exaltantes. Yendoube est mère, trois fois mère. Plein courage.

Abidjan, Lagos, Cotonou, Dakar… De quelle capitale N’fetiga ne connaît-il pas la poudre blanche ? L’aîné a déjà conjugué la chose en une dizaine de verbe du premier groupe ; aimer, sniffer, fumer, transporter, détailler, détester, aimer encore, (en) crever.

Marcellin porte aujourd’hui sur ses épaules des poids que Dieu bénit. Des frères et des sœurs qui dépendent de lui. Des frères et des sœurs unis qui réussissent. Ce qui est arrivé à Marcellin, c’est la vie dans toute sa beauté, dans toute sa violence. Un père et une mère fauchés le même jour, le ciel qui vous tombe dessus sans prévenir.

Jeune homme en train de penser. CC: Thintallbayo/Pixabay

Aux obsèques des parents, j’étais absent. Moi l’ami, je n’ai pas pointé le bout de mon nez. Des manières de saluer pour les hommes, des manières de saluer pour les femmes, du respect que je ne comprenais pas… Je n’y suis pas allé.

Je suis allé voir Marcellin. Plus tard. On a parlé. J’ai même réussi à le faire rire. Je me suis excusé. Il m’a regardé et il a dit qu’il ne m’attendait pas, qu’il me connaissait, qu’il comprenait, qu’il ne m’en voulait pas. J’ai cru en l’ami qui a dit qu’il savait combien j’aimais les foules. Loin.

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Commentaires

Simon Decreuze
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Très beau texte... Quel plaisir de te lire.
Merci et Bravo !

BARA
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Quelle plume ? C'est beau